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Chapeau bas messieurs !
GRAND ANGLE
Paulo Goncalves est l’un des passionnés de musique populaire qui écument le continent africain à la recherche de disques rares des années 70. Des pépites qui se vendent parfois à prix d’or.
Par ALAIN VICKY
Les caisses de vinyles africains aux pochettes défraîchies et aux noms d’artistes inconnus exhalent un léger parfum de moisissure. A côté des disques, une machine professionnelle destinée à les nettoyer, un ordinateur, et une platine. «Tu veux écouter ma dernière trouvaille ?» Paulo Goncalves pose méticuleusement son album. Le Sahel déferle dans la cave parisienne de la rue Notre-Dame-de-Nazareth. La voix serpente dans une langue inconnue sur un tapis mouvant de percussions. Sur la pochette, un nom : «Soro Ngana, maître du yatchana, la danse de la panthère.» Paulo Goncalves savoure son effet. «De l’ivoiren ! J’ai pris une claque dans ce pays. Quel vivier d’artistes ! La Côte- d’Ivoire a abrité une incroyable diversité de styles dans les années 70.»
A cette époque-là, Soro Ngana parcourait les scènes ivoiriennes, mais sans jamais connaître un succès qui dépasse les frontières de son pays. Il retourna donc à ses huiles de moteur, reprenant son métier de garagiste qu’il avait quitté pour imprimer sa modernité de Sénoufo urbain au chant du terroir. Paulo Goncalves a retrouvé cette fragile merveille à Bouaké, dans le nord du pays, à l’occasion d’une «opération coup-de-poing» organisée pour Superfly Records (1), la boutique installée au-dessus de sa cave aux trésors.
Paulo Goncalves va «au charbon» deux fois par an en Afrique pour les Superfly, une association de subtiles têtes de lecture, amateurs de «rare groove», qui en quelques mois ont fait de ce magasin parisien l’un des hubs européens en matière de sonorités rares glanées aux quatre coins du monde. Une internationale d’ambianceurs en musique tropicalisée, datant généralement des années 70, vient régulièrement y puiser de nouvelles pépites.
Paulo Goncalves avait entendu dire qu’une dame de Bouaké avait réussi à préserver de la guerre civile un stock exceptionnel de plus de 1 000 vinyles pressés dans la sous-région. Il atterrit à Ouga. Prend le bus pour Bobo-Dioulasso. Puis le train pour Bouaké. Et il n’en croit pas ses oreilles. Après des jours passés à décrypter les albums, il achète la totalité du stock pour 10 000 euros. C’est ainsi que le disque de l’Ivoirien Soro Ngana a voyagé jusqu’à Paris en compagnie d’autres obscures pièces aux pochettes fatiguées.
Dans les années 60, Paulo Goncalves aurait été l’un de ces ethnomusicologues à la Simha Arom, ramenant de missions africaines les dernières traces sonores de traditions menacées. Aujourd’hui, il ravive un autre répertoire, celui des disques oubliés du répertoire funky de l’Afrique urbaine d’il y a quarante ans. Pas pour la science, mais pour la vente. C’est un digger, un chercheur de vinyles rares, l’un de ces fouineurs de bacs apparus dans les milieux hip-hop. Ils forment une véritable petite planète qui tourne beaucoup autour d’Internet et qui a ses héros, des aventuriers des sons perdus ayant troqué les conventions de disques pour le terrain.
La mort de Fela Kuti comme un déclencheur
D’origine portugaise, Paulo Goncalves avait commencé par le Brésil, pendant trois ans, à la recherche de disques et de labels oubliés. A la fin des années 90, lui et sa bande ont commencé à s’intéresser à l’Afrique. Au Nigeria, Fela Anikulapo Kuti, le chantre de l’afro-beat dont les brûlots longue distance faisaient danser jusqu’à plus transe, vient juste de disparaître. Un peu comme la mort de Bob Marley avait fait rentrer dans l’église reggae de nouveaux fidèles, celle du Black President met le pied à l’étrier à une nouvelle vague d’amateurs de sons afro sortant des sentiers battus de la world music : sales, funky, fuzz, décalés, psychédéliques, détonants, abrasifs, percussifs, à la fois proches et lointains, et surtout pressés sur des vinyles d’origine.
Au même moment, sortent les premières compilations afro, recensant les trouvailles d’une poignée de diggers anglo-saxons déjà partis à l’assaut de l’aire anglophone du continent. Superbement documentées, ces rééditions sous forme d’anthologie de morceaux dévoilent des pans ignorés de la musique populaire africaine. Le Nigeria, géant aux 150 millions d’habitants, est le premier à revenir sur les dancefloors européens. Londres, New York, Paris découvrent derrière l’arbre Fela une jungle d’artistes se jouant des codes du répertoire afro-américain, l’épiçant d’influences ibo ou yoruba. Au fur et à mesure des prospections, d’autres pays surgissent sur le radar des sonorités décalées mais groovy : Ghana, Kenya, Cameroun…
Le chant des possibles dansants s’élargit. Même des pays ratissés par l’industrie occidentale du disque, du Mali au Sénégal, révèlent une histoire oubliée. Celle d’une époque où, dans l’euphorie des après-indépendances, les majors encore implantées sur place et les labels locaux signaient de jeunes groupes d’étudiants destinés à faire danser la jeunesse affranchie de la classe moyenne, à coups de guitares tournantes et de riffs empruntés aux brothers américains, dans un arc-en-ciel d’influences allant de Jimi Hendrix à James Brown.
Des disques mythiques à 1 000 euros
Mais durant les années 80, les «plans d’ajustement structurels» appauvrirent la clientèle pour finir par balayer cette industrie du divertissement. Les majors quittèrent le continent. Le piratage sur cassette se développa. Les disques, passés des centaines de fois sous des saphirs épuisés, tombèrent dans l’obscurité. Puis l’Afrique oublia ces héros et ces DJ qui avaient sauvé leurs nuits. Les vinyles échouèrent sur les étals des marchés, dans les boutiques de matériel électrique, les entrepôts moisis, quelques discothèques épargnées de radios nationales et sur les étagères des particuliers. Avant qu’ils ne se remettent à gratter sur les platines d’initiés blancs.
Ils sont une vingtaine de grandes oreilles, poignée de français entourés d’anglophones, à prospecter régulièrement le continent africain. La plupart tiennent un blog. Allemand installé à New York, Frank Gossner (2) est l’un des plus prolixes. Sertis de mixes présentant ses dernières découvertes, ses posts de voyages entre Guinée, Ghana et Nigeria, racontent ses longues errances et ses coups de chance à chercher le disque rare et, parfois, à retrouver le producteur et l’interprète du morceau.
«L’Afrique est l’endroit le plus difficile au monde pour trouver des disques, reconnaît Miles Cleret, digger à l’origine des compilations Soundways dédiées au Ghana. C’est une région sans pitié pour la fragilité des vinyles. C’est chaud, poussiéreux. C’est déjà une chose de trouver des disques, mais les trouver dans un état correct est très difficile. Il n’y pas véritablement le même rapport nostalgique en Afrique. Il existe quelques rares amateurs de vieux vinyles qui les collectionnent, mais c’est une forme de luxe.» En Occident aussi, à présent. En quelques années, ces disques rares ont effet pris beaucoup de valeur pour un petit monde sans cesse grandissant d’amateurs de33 tours hors les (micro)sillons battus : DJ à la recherche d’idées, collectionneurs, curieux, amoureux d’autres musiques, et jeunes gens de la première génération «qui a capté la compatibilité de tous les formats, du MP3 au vinyle».
Rareté et croissance de la demande obligent, certaines pièces ne dépareilleraient pas aujourd’hui chez un marchand d’Art premier. Un mythique Rail Band malien bien funky se monnaie ainsi 1 000 euros. Les enchères montent autour du Zamrock, psyché-rock zambien enregistré dans les studios de la Copperbelt afin de distraire les soirées des mineurs de cuivre : sorti en 1975, Lazy Bones, le premier album des Witch, se négocierait à 500 euros.
Rock angolais ? Soul du Zimbabwe ?
Une nouvelle exploitation éhontée des richesses du continent ? «Toute la différence aujourd’hui, c’est que l’argent gagné repart en partie sur place. Alors qu’avant, c’est vrai, il restait ici», estime Manu Boublil, un collègue de Paulo Goncalves possédant quelque 15 000 vinyles. La bande de Superfly a commencé à développer une forme de «commerce équitable» autour de cette passion devenue business. Superfly compte trois «fixeurs » africains basés en Afrique de l’Ouest qui sont chargés de leur dégoter puis transmettre leurs découvertes. Déduits les taxes, le transport, les frais de recherche et les marges pour le magasin, «ça peut leur ramener dans les 2 000 euros à 3 000 euros. En attendant que cela les aide à se réapproprier un patrimoine oublié».
Sur le continent, on regarde ces passionnés comme des «excentriques».«Ce regain d’intérêt pour un certain son des années 70 n’a aucune influence sur le comportement culturel des jeunes Africains d’aujourd’hui», relève le Nigérian Uchenna Ikonne (3), l’un des rares diggers du continent. Ikonne passe pour un extraterrestre parmi ses jeunes compatriotes. Ces derniers ont fait table rase du passé, se tournant vers de nouvelles musiques communautaires et des adaptations locales du hip-hop américain. «Ce mouvement est initié par des Occidentaux, pour des Occidentaux qui aiment avant tout le funk. Mais il reste tellement de musiques vraiment populaires, comme le highlife ou le fuji, à leur faire découvrir. A nous de contribuer à changer ce paradigme», poursuit Uchenna Ikonne.
En attendant, le filon n’est pas près de se tarir. Les soirées afro se multiplient, à l’instar de celles organisées par la bande de l’émissionl’Afrique enchantée de France Inter. Et l’Afrique musicale des années 70 réserve encore des surprises.
Ainsi, l’orchestre Poly-Rhytmo de Cotonou, combo d’afro-funk béninois, avait été oublié durant plus de vingt ans, même par ses compatriotes. Leur carrière a été relancée en Europe par un autre digger, Samy Ben Redjeb d’Analog Africa, qui a contribué à faire découvrir le stock d’albums que ces derniers avaient enregistré durant les années Kérékou. Il propulsait du même coup dans les bacs à disques une noria d’autres artistes de la scène béninoise des années 70. Et faisait monter les prix.
A qui le tour ? Rock angolais ? Soul du Zimbabwe ? Selon Paulo Goncalves, ce sera l’Afrique du Sud : «Pour son disco et son jazz.»
(1) http://www.superflyrecords.com (2) Site : voodoofunk.blogspot.com (3) Sites : combandrazor.blogspot.com et matsuli.blogspot.com