LE KING DE LA SOUL A FAILLI ETRE UN PHILIPPIN
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Je veux être la Motown et Atlantic réunis, Pacheco, le monde de la Soul va bientôt nous lécher les mains comme des chiots" affirma Jerry Masucci le co-fondateur de Fania Records à Johnny Pacheco son créateur. Johnny ne réagit pas outre mesure à cette sentence, car pour lui, le principal fait d'arme de Jerry avait été de s'occuper, en tant qu'avocat, du divorce avec son ex femme - un point c'est tout - et que connaissait un avocat de la musique, fut il le meilleur dans sa branche ? Visiblement Jerry le sentit et explosa :
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Pacheco, réveille toi mierda, tu peux pas rester à faire éternellement la même musique confinée au El Barrio, à Spanish Harlem. Ok tu sais c'est comme chez les rednecks dans les montagnes des Appalaches, tous des consanguins dégénérés, tu veux que la musique que tu aimes leur ressemble ? "
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Hé, l'ami n'attaque pas la famille, sinon..."
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J'attaque pas, j'explique, ouvre ton coeur Pacheco, ouvre tes oreilles, tu sais, y a pas longtemps j'ai été en Californie, et tout se passe là, c'est l' Eldorado, mieux que la ruée vers l'or pour toutes les nouvelles musiques, même Motown veut quitter Detroit pour L.A., pour te dire, c'est l'épicentre de la Soul, la nouvelle Babel que l' on va conquérir tous les deux, ensemble"
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Mais comment peut on accomplir un tel miracle ?"s'exclama Pacheco, les yeux grand ouverts.
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C'est simple : j'ai un plan et nous avons du fric".
"L'Eternel fit intervenir un grand poisson pour engloutir Jonas, et Jonas demeura dans les entrailles du poisson trois jours et trois nuits." -Jonas 2:1
Un matin froid comme un lac gelé, Joe Bataan Nitollano et sa bande bariolée de musiciens descendirent West Street, faisant un barouf d'enfer devant les passants frigorifiés, c'était la joie de vivre hispanique qui déambulait, sans entraves, dans la rue hébétée.
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Hey Joe, tu sais que le vieux Alderson a refait son studio d'enregistrement entièrement avec un huit pistes flambant neuf, ça va être génial pour tes nouvelles chansons !?"
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Hey Joe, dis, y aura pas que de la Soul ? car y faut pas abandonner nos origines, tu te rends compte que si ce soir à la fiesta pour la Mamita on arrivait tous grimés comme des niggers, sauf ton respect Joe, t'es à moitié philippin, toi tu comprends, hey Joe ! tu savais que le vice roi chargé des Philippines pieutait à Mexico y a pas encore si longtemps !"
Joe était songeur, la tête pleine de futurs exploits soul, et il n'avait manifestement pas le temps de répondre à toutes les questions posées par sa bande de musiciens qu'il connaissait pour certains depuis tout jeune quand il passait le plus clair de son temps avec les gangs de rue portoricains, pour d'autres à l'age de quinze ans quand il purgeait une peine de cinq ans à la prison d'état Coxsackie pour vol de voiture, du temps où il était le caïd des Dragons, un caïd respecté par tous.
Au West 65th Street, juste devant le studio d'enregistrement "Impact Sound Studio" du vieux Alderson, deux malabars postaient, sorte de Barracuda jumeaux échappés d'un épisode de l'Agence tous risques, interdisant l'entrée à quiconque.
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Qu'est ce qui se passe ? " s'écria Joe, émergeant de ses songes soul. Le vieux Alderson sortit en personne sur le trottoir :
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Il n'y a que Joe qui rentre, et le Boss est au téléphone pour te donner les ordres"
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Attendez les amis, y a certainement une embrouille, attendez moi là je reviens"
Il prit le téléphone, Jerry Masucci était au bout du fil :
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Bonjour Joe, je tiens à te signifier qu'il ne faut voir à ton égard ni à celui de tes amis aucune embrouille, aucune animosité. C'est simple, nous n'avons besoin que de toi, tout a déjà été enregistré par des musiciens de LA, il n'y a plus qu'à ajouter le plus important : ta voix Joe, tu m'entends ?"
Et la porte du studio claqua, laissant Joe seul dans le noir opaque.
Joe se laissa guider comme un aveugle dans les couloirs du studio qui ressemblaient à un sombre labyrinthe tellement le vieux Alderson lui tirait avec sa main l'avant bras vers la droite, puis hop vers la gauche puis à nouveau à droite en lui criant - il était devenu sourd comme un pot - à chaque fois "
Attention ... on vient de tout refaire et on a pas mis l'électricité partout".
Le vieux Alderson s'arrêta net, chercha dans sa poche un vieux trousseau dans lequel miroitait une clé énorme digne de l'île au trésor, avec laquelle la porte s'ouvrit laissant passer soudainement la lumière blanche comme un miracle.
Il se trouvait au coeur du studio d'enregistrement lumineux aux murs lambrissés de bois de makoré, de rideaux blanc et d'un miroir sans tain. Il n'eut pas le temps de reprendre son souffle qu'il entendit déjà un
poc poc, le bruit de quelqu'un qui tapote un micro derrière le miroir.
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Bienvenue parmi nous, Joe, je suis Harold Wheeler et j'ai beaucoup travaillé avec Nina Simone ..." suivi d'un autre
poc poc qui résonna dans toute la pièce.
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Bonjour Joe, je suis Marty sheller et Harold et moi sommes tes deux arrangeurs sur cet album que l'on trouve pour l'instant magnifique, pas vrai Harold ?"
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Laisse nous te faire écouter ce que l'on a enregistré, tu sais, on a eu de la chance d'avoir des sacrés pointures comme le guitariste Cornell Dupree et le batteur Bernard Purdie ..."
Des voix d'outre tombe, car Joe avait beau fixer intensément le miroir il ne voyait que son reflet.
Et il tressaillit de la tête aux pieds lorsque le son énorme du premier titre "My cloud" se propagea tel une lame de fond, se réfléchissant sur le bois de makoré.
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C'est un miracle" pensa t il, "j
e n'aurais jamais imaginé pareil son aussi clair et profond dans mes rêves les plus fous".
Il sortit alors son petit carnet de cuir noir où il notait ses impressions les plus fugaces pour ne pas les oublier, c'était le terreau pour ses nouvelles chansons.
Dix impressions miniatures sur fond de petits carreaux...
"My cloud" : Les premières touches de piano surgissent comme des diamants en feu, la batterie claque comme un fouet, une mèche de violons léchant l'ensemble ... Pose ta voix, Joe, ma voix de papier de verre dessus, suspendue, accrochée à mon nuage ...
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C'est ok ? ma voix est ok ?" demanda Joe, manifestement satisfait de ce premier jet.
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Très bien Joe, parfait, mais on va recommencer, si tu veux, cette fois ci force un peu moins, moins d'effet sur ta voix, qu'elle soit la plus naturelle possible quitte à être dans le faux, pas de fioriture doo wop inutile, pas de préciosité latino inutile, ta voix doit être le poignard dans un foulard avec le sang qui coule ploc ploc
sans pour autant tâcher la soie : comprends tu ?"
A cet instant Joe comprit qu'il ne sortirait pas de ce studio avant d'avoir accompli sa mission qu'il jugea sur le moment d'essence divine.
"I'm not stranger" : Le tempo vif de la batterie gicle, gifle et cingle; les choeurs sortis tout droit d'un stade m'enveloppe de leur manteau sensuel; ma voix se fond dans ce magma puis hurle ce refrain sans fin "
Baby i'm not stranger", les choeurs se fendant en deux grandes vagues distinctes par la seule force de ma voix ...
"Under the street lamp" : Le piano au son mat avec un tambourin qui martèle et des cuivres qui fusent, le refrain donne des ailes et je sens que ma voix chavire, ivre de plaisir, au milieu de ces cuivres acides et ces torrents de cordes surlesquels une batterie biblique frappe et frappe encore ... ma voix supplie et la nuit s'ouvre à moi ... et je suis seul mais "
Under the street lamp" ...
"I'll be sweeter tomorrow (than i was today)": Les choeurs envahissent l'espace, ma voix se pose sur ce coussin de sons, les cuivres clignotent dans la nuit qui m'asphyxie petit à petit alors ma voix dérape, les clochettes du destin tintinnabulent, et dans un dernier effort ma voix arrache une seconde chance pour un lendemain qui me tend la main.
"More love" : Le tempo m'enivre, me grise, merci Purdie, les choeurs batifolent, les violons sont volages, ma voix n'a qu'à se laisser porter par cette vague de plaisir. Ce refrain "
More love, more love" c'est une coulée d'or, d'amour qui électrise tout le studio, que mes entrailles aspirent et qui ressort au travers de ma voix ... apaisée.
"Unwed mother" : C'est une ode à maman. Les cuivres ouvrent le bal, un motif de guitare en mineur, ma voix se pose, réservée et discrète, garde ta distance , le refrain est pour toi maman, ton fils est plein de questions sans réponse et les choeurs s'affolent et me foutent la chair de poule, attention je sens perdre pied et j'ai des vertiges, je suis ton fils et ne me juge pas, les guitares et la batterie s'énervent et balayent tout, mais pourquoi ? tout ça, maman.
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Bien joué pour la prochaine : est ce un hommage à Nina ? en tout cas Nina en serait très fière."
"Young gifted and brown" : L'entrée est a la fois majestueuse et tonitruante, ça explose de partout entre la batterie et les cuivres d'airain, ma voix doit se poser naturellement car c'est l'histoire de ma race, allez y les choeurs soutenez moi ! éclatez vous !
Et ma voix n'en finit pas de conter en affrontant cette mélodie céleste, tandis que la batterie frappe de plus en plus fort accompagnée des cuivres qui se rebiffent : c'est l'histoire d'une colère brune ...
"Ordinary guy" : Ma voix se mêle a cette mélodie câline, à la lisière du faux, à la limite du supportable : elle erre, flotte dans l'ordinaire. Je veux que ma voix se libère quitte à se perdre pendant que les cuivres fusent comme des lances à incendie ...
"Cowboys to girls" : Ce titre doit être une fête pour les cuivres, ce refrain ("
I remenber") me tue à chaque fois que je l'entends. La batterie tape et la guitare riffe, ma voix monte alors très haute, tutoie les étoiles et les onctueux violons, suspendus, enrobent la mélodie comme une crème anglaise ...
"Chrystal blue persuasion" : Un vieux morceau de Tommy James, c'est un duo entre ma voix et des choeurs qui répondent avec des
hoou hou; ma voix est relaxe, détachée jusqu'au moment où le rythme s'accélère alors le groove s'ouvre à nous tel une grotte : le piano s'en mêle, ma voix s'énerve et cette guitare qui n'en finit pas de groover, qui n'en finit pas pas pas ...
"L'Eternel parla au poisson qui vomit Jonas sur la terre ferme." -Jonas 2 :11
Le petit matin, Joe se retrouva sur le trottoir, pas rasé, les habits froissés, le soleil lui picotait les yeux, la lumière naturelle le gênait profondément. Il avait l'allure des mendiants emmitouflés dans du papier journal à quelques mètres de là, il essaya de faire un geste, d'émettre des sons, mais rien ne sortait, rien ne pouvait bouger. Il était vidé , un véritable mort-vivant qui regarda hagard passer un taxi en trombe, fonçant à tombeau ouvert, et qui transportait vers la Cité de la Soul les bandes célestes où était gravée à jamais sa voix.
Trois années plus tard.
L'appartement luxueux de Jerry Masucci était perché au dernier étage d'un building de Brooklyn et disposait d'une vue à couper le souffle grâce aux immenses baies vitrées faisant face à la fois à Central Park et au pont de Brooklyn. Jerry n'avait pas voulu de murs ni de pièces séparées afin de laisser son esprit libre vagabonder là ou il le souhaitait. Une immense salle de bain trônait, encastrée, en plein milieu du loft, tandis que Jerry se défit de ses vêtements , descendit les trois marches en marbre qui le séparaient du jacuzzi.
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Eh ma colombe, peux tu me remettre "Young gifted and brown" ?" demanda t il à ladite colombe, grande noire élancée en peignoir qui révélait des motifs chinois.
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Tu peux pas changer mon minou, ça fait toute la soirée que j'entends du Bataan ! c'est bien, mais j'ai besoin d'écouter des choses nouvelles, tu veux pas du Marvin Gaye ou le dernier Jackson Five plutôt ?"
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Nan, ma colombe, il n'y a que Bataan qui peut panser mes plaies"
Au dehors, de gros nuages noirs s'accumulaient, obscurcissant tout, Jerry pouvait même les toucher par l'effet miroir de sa baie vitrée, ses pensées s'assombrirent, ça n'avait pas marché, rien n'a marché depuis l'enregistrement il y a près de trois ans, pourtant c'est pas faute d'avoir essayé, j'ai sorti sur mon petit label Uptite Records d'abord "Under the streetlamp" en 1969, soit quelques jours après le mixage tellement j'y croyais, puis dans la foulée "Ordinary guy / Crystal blue persuasion", pas de réaction alors j'ai mis "My cloud" en face B, que dalle, que devais je faire ?, quand, pour terminer, "Unwed mother / Young gifted and brown" est sorti, j'ai supplié à genoux devant tous ces nigggers de Disk jockey à la manque : “
Latin music, they knew, but r&b, they didn’t" m'ont ils dit.
Sur une petite assiette sise sur le rebord du jacuzzi près du verre de whisky et du cendrier où se reposait un cigare au bout légèrement rougeoyant, se trouvait un fax de Pacheco que prit d'une main leste un Jerry vraiment énervé et un peu éméché.
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Y peut pas me téléphoner ce métèque au lieu de m'envoyer un fax de Lima". Et il lut :
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Enterre tes rêves de Motown ! les rêves d'Eldorado n'ont jamais construit des empires, c'est toi-même qui me l'a dit".
Il froissa le fax dans son poing rageur, le jeta dans les tourbillons du jacuzzi et le rêve coula pour de bon.
Quelques semaines plus tard.
Vue sur la chambrette de Joe Bataan, assis sur son lit d'enfant, la tête entre les mains, avec les posters de Sam Cooke accrochés au mur.
Joe ressassait son dépit, tel un lion en cage, lui qui devait devenir le King de la Soul se morfondait sans réel espoir dans la chambre de sa jeunesse au milieu de ses idoles. Il prit son petit carnet de cuir dans lequel il avait consigné son journal intime et le projeta de rage sur la face de Sam Cooke, l'angle de choc fut tel qu'il rebondit et traversa la fenêtre grande ouverte qui donnait sur une courette, chuta et chut dans le panier rempli de linge que tenait la Mamita de Joe sous le bras, quand la sonnerie du téléphone retentit, alors la Mamita s'engouffra dans la pénombre du petit vestibule pour y répondre.
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Eh Joe chéri, c'est ton boss et il a l'air pressé comme d'habitude; descend vite !"
Joe comprit que c'était le moment de tout dire, leur histoire allait se terminer, qu'il voulait prendre sa liberté, et même créer un nouveau label qu'il avait décidé de nommer "SalSoul".
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Oui Joe à l'appareil"
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Ah très bien j'ai eu soudainement peur que tu ne sois pas présent en ces lieux, cela aurait été dommageable que tu ne puisses apprendre la nouvelle "
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Mais quelle nouvelle ?" Jerry prit sa respiration, le silence sembla s'éterniser. "
Quelle bon sang de nouvelle ?" s'écria de nouveau Joe.
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Singin Some Soul est enfin sorti ce matin, après trois ans de tergiversations je le concède, la pochette est splendide, tu es resplendissant dans ce portrait. C'est toi tout craché. Par contre au niveau des ventes, tu sais, il ne faut pas s'attendre à des miracles, vu la conjoncture, mais c'est bien qu'il soit sorti finalement, c'est un peu notre bébé à tous les deux, il est né, je dirais, par césarienne, hum, vraiment ... vraiment aux forceps, non ?"
Joe aurait du sauter de joie mais il n'en fit rien, il était abasourdi, sans réaction. Il abrégea la conversation sans même lui dire qu'il voulait le quitter.
Epilogue :
Jerry Masucci avait eu raison cette fois ci de ne pas croire au miracle car "Singin Some Soul" ne se vendit pas, il disparut même de la circulation. Fania Records le ré-édita en vinyl trente ans plus tard, ce qui fait dire à un critique qu'il avait entre les mains en 2003 un "
Lost Classic Soul" découvert dans un grenier poussiéreux au fond d'une malle dans laquelle s'entassaient des
Objets Soul Non Identifiés, laissés pour compte et que personne ne réclamait.
Note : 5.5 stars / 6